Dans ma famille, la spécialiste de la bouffe, c’est ma sœur. La gastronomie a toujours été sa passion, elle en a même fait son métier, elle est incollable sur les dernières tendances et tout cela à commencé très jeune.

Cela ne signifie pas qu’adolescente, elle nourrissait toute la famille au quotidien avec bonhomie et générosité, loin de là. Cela signifie que certains jours de grâce elle préparait un truc très compliqué en s’enfermant trois heures dans la cuisine, en utilisant seize casseroles, tous les accessoires du mixeur et un brin d’herbe du Mont Fuji* et en me hurlant dessus comme un putois si j’osais entrer chercher un verre d’eau. Ombrageuse comme un chef étoilé, elle finissait par nous servir de splendides microportions dans d’immenses assiettes en portant une serviette blanche immaculée pliée en deux sur l’avant-bras — détail qui selon elle participait activement de la dégustation — avant de nous détailler minutieusement la composition exacte avec une tendance pathologique au naming.
* L’herbe du Mont Fuji. Concept théorisé par mon beau-frère au sujet de la cuisine de ma frangine. Pour faire une recette, elle a immanquablement besoin de cette herbe qui pousse une fois par an au sommet du Mont Fuji. On peut s’en procurer en traversant tout Paris à un moment chiant, de préférence un jour de grève. Elle est exclusivement vendue en bottes de 2kg pour la modique somme de 73€ et la préparation de la recette en nécessite 12 grammes. Elle devient toxique en séchant et ne se congèle pas.
C’était long, c’était compliqué et sa façon de me regarder exprimait très clairement qu’elle m’avait fait une assiette par pure bonté d’âme mais que j’étais parfaitement incapable d’en apprécier le raffinement et qu’elle le savait. Pour finir, comme c’était un jour où « les enfants font à manger » et qu’elle avait cuisiné, il me revenait la corvée de ranger et nettoyer l’innommable chantier qu’elle avait laissé derrière elle. Je finissais ces « repas » en me sentant comme une bonniche mal dégrossie et j’avais encore faim.

Elle s’est bien sûr assagie en grandissant, mais ce fut progressif.
À 18 ans je me suis faite traiter de tous les noms le jour de Noël pour avoir voulu découper une poularde.
À 20 ans j’ai commencé à préparer un déjeuner chez ma mère en sa présence. Au terme de vingt minutes de critiques méprisantes sur ma technique de découpe des légumes, je me suis cassée acheter un paquet de clopes et je ne suis jamais revenue.
J’avais beau me faire à bouffer chaque jour des plats vaguement équilibrés avec un budget d’étudiante en régalant mes camarades d’amphi au passage, j’essuyais toujours autant de mépris.
À 25 ans je trouvais enfin le courage de me rebeller. Alors qu’elle levait les yeux au ciel parce que j’allais ajouter des tomates dans une sauce improvisée sans enlever au préalable la peau et les pépins, je plantais farouchement mes yeux dans les siens en lui assénant qu’elle n’avait décidément pas fait la guerre – moi non plus, et alors ? -, que si j’enlevais la moitié de mes légumes je n’aurais plus de quoi nourrir grand-monde et qu’il y avait un bistrot sympa au bout de la rue si ma table n’était pas digne d’elle. Elle repartit avec un sourire et me laissa dorénavant en paix.
Nous avons aujourd’hui une relation culinaire plutôt sereine. Comme elle croule sous le boulot et n’a plus le temps de faire à manger, elle est bien moins précieuse. Comme je suis obligée d’admettre que sa cuisine est excellente sans quoi j’aurais dû mal à expliquer pourquoi j’ai encore de la sauce sur le menton, je suis bien moins susceptible.
C’est une relation certes toxique, mais pas toxique comme l’amiante ou comme la naphtaline. Plutôt comme le chocolat, le café et le bon vin : même si c’est pas très bien, c’est quand même très bon.

Toutefois, des années de lourds sévices on laissé des traces profondes. Je souffre en cuisine d’un sérieux complexe d’infériorité. Je ne connais pas les techniques de base de pâtisserie, je n’ai pas regardé avec avidité l’intégralité des concours culinaires télévisés de ces dernières années et je me fous de savoir manipuler une génoise sortant du four. Je suis impatiente et brouillonne, je fais plusieurs choses en même temps, je laisse brûler des trucs et je les mange quand même. Je ne connais pas les grands restaurants, les grandes maisons et je suis incapable d’appeler une volaille d’élevage par son prénom car je trouve cela ridicule de prénommer une volaille — c’est comme appeler son chien Roger, pour moi si ce n’est pas ironique c’est une faute de goût. Pour finir je n’ai pas d’odorat en-dehors des grossesses, j’ai passé quinze ans de ma vie à fumer dont la moitié comme un pompier et je n’ai pas bu d’alcool durant une grosse décennie pour la simple et bonne raison que je détestais cela donc je commence tout juste à découvrir le vin.
Autant dire que mes capacités sont très limitées d’un côté comme de l’autre du comptoir.
Pourtant j’aime follement manger. C’est pour moi un des grands plaisirs de la vie. Et comme je n’ai pas de personnel à mon service, je fais à manger moi-même. Quotidiennement. Avec plus ou moins de réussite selon les cas, certes, mais je parviens à me défendre lorsqu’il s’agit de faire un repas équilibré en trente minutes avec le budget du premier venu.

Je n’ai pas beaucoup de moyens à y consacrer mais j’aime aller au restaurant, j’y commets avec délectation un bel impair en sauçant mes plats et je le revendique fièrement parce que ça veut dire que c’est bon. J’aime que le personnel soit formé au contenu de la carte, ouvert et qu’il n’y ait pas trop de monde parce que j’aime qu’on me raconte. J’adore que le chef vienne en salle pour pouvoir lui dire merci et je déteste quand il a l’air méprisant.
Je me sens à table comme cette personne qui va au musée d’art contemporain, se balade, admet volontiers qu’elle n’y comprend rien mais aime bien regarder et dont se foutent bêtement les gens un peu snob qui prennent leur café au bar du musée.
Pour ma part, je suis convaincue que l’art n’a pas forcément à être compris. Qu’il n’est pas réservé aux seuls initiés. L’art a avant tout vocation à susciter l’émotion chez celui qui en est témoin. Il n’y a pas de bonne réponse, il y a celle qui vous vient. Il n’y a pas d’émotion qui soit moins légitime qu’une autre lorsque vous êtes en présence d’une œuvre d’art.
Or je l’affirme aujourd’hui le rouge aux joues sous l’effet de ma propre audace, la gastronomie est une forme d’art.
Peu importe que je sois capable de nommer le morceau de bœuf devant moi, pourvu que je ressente quelque chose. Et si ça me plaît, peu importe que je ne sache pas pourquoi, du moment que j’y prends du plaisir.
Ce plaisir j’ai envie de le partager. Avec maladresse et candeur, probablement, mais avec générosité et bonne humeur autant que je le pourrai.

C’est pourquoi vous trouverez ici les récits de mes rencontres avec des restaurateurs, des producteurs, des chefs, des artisans. Des récits de recettes également, DME y compris, et quelques inclassables. Des histoires de nourriture et de plaisir.
Et si c’est super plouc, moi j’en serai ravie.
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